Orgemont 1
Blockhaus d'âmes
errantes. Couloirs jaunes interminables. Entre patients grabataires et
simples d'esprits. Je désespère. Long cargo qui s'abîme au rythme de
lentes vagues. Carcasse mangée petit à petit par le sel, morceaux qui
se détachent pour s'échouer sur une plage déserte. Petite mort
débonnaire. On sort fumer sur une espèce de parking parsemé de pots de
fleurs aussi chatoyantes qu'un vieux chrysanthème abandonné. Le souffle
morne d'un abattement absolu s'empare du lieu tout entier, et il glace
les gens. Dans ma chambre je pleure l'enfermement, la dramaturgie qui
se joue contre moi. Pour aujourd'hui il n'y a pas d'issue possible, pas
de lien même infime avec le monde. Coincé, comme un rat, comme un
pestiféré. Je n'échange qu'avec les souris grises qui m'administrent
mon traitement ou les grosses dames en blouses roses qui me servent
leur bouillie. D'ailleurs je ne m'alimente plus, je n'en ai pas le
goût. Je patiente invariablement sur le lit jusqu'à mon élargissement.
Demain je serai dans un taxi en direction de la butterfly street chargé
de tous mes bagages inutiles prêt à retrouver ma maladive solitude.
Quitte à déprimer, autant le faire sous les yeux bienveillants de
Jaurès et Freud. Et puis retrouver mon seul lien avec un monde qui se
délite, Internet. Ses conversations loufoques, vaines, passionnantes ou
rituelles. La possibilité, aussi, de rédiger mon improbable journal
aussi intéressant qu'un arrêt du Conseil d'Etat.
Bientôt dix huit heures, je ne sais d'où j'ai pu tirer la capacité à
résister à cette journée moribonde et à ma folle lassitude. Parfois je
voudrais crever, cesser la comédie et répondre enfin à une de mes
questions existentielles : Dieu porte t-il une barbe ? Sérieusement,
quand on se pose la question du croire, on gagne en gravité et
l'absence de réponse accroît de manière certaine une sourde angoisse.
Angoisse intériorisée, angoisse somatisée et angoisse sublimée. On se
transforme en être douloureusement présent à l'existence et en
pessimiste gai. Parce qu'il n'y a souvent que l'humour pour nous sauver
du profond mal-être d'une vérité muette.
Je les attends, les souris grises, avec mes pilules du bonheur. Je leur
prépare mon plus beau sourire narquois teinté d'un mépris que je ne
contrôle pas. Quelque part je les considère comme les complices de mes
geôliers, comme les particules élémentaires d'un rouage qui me
restreint dans ma liberté. Et dès que cette liberté se trouve limitée
d'une façon ou d'une autre j'étouffe, il me faut m'évader à tout prix.
Je crois que je commence à en peser le prix et je sais que je n'ai pas
toujours les moyens. Plus les années passent, plus je deviens pauvre.
D'ailleurs mes capacités s'amenuisent, ma plume fléchie, mon humeur me
trahit et mon foie commence à accuser le coup. Je vieillis mal et la
putréfaction de l'esprit et du corps suit son chemin implacable.